Entretien. « L’illettrisme est un sujet tabou à une époque où l’instruction est obligatoire »
Ne pas savoir, lire, écrire, compter ou encore se repérer dans l’espace… En France, l’illettrisme touche 7 % de la population adulte âgée de 18 à 65 ans, soit 2 500 000 personnes en métropole. À l’occasion des journées nationales d’action contre l’illettrisme, nous avons rencontré Hélène Pesnelle, chargée de mission coordinatrice de l’Agence nationale de lutte contre l’Illettrisme (ANLCI) en Région Bretagne.
Hélène Pesnelle est chargée de mission coordinatrice de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI) en région Bretagne depuis septembre 2021. Amplifier la détection des publics concernés, créer des partenariats et outiller les acteurs des territoires sont ses principales missions. Nous l’avons rencontrée à l’occasion des Journées nationales d’action contre l’illettrisme (JNAI) qui ont lieu du 8 au 15 septembre 2023. Dans un entretien, elle nous raconte l’illettrisme, ses conséquences et les moyens mis en place pour lutter contre ce sujet toujours tabou.
Qu’est-ce que l’illettrisme ?
Il y a souvent une confusion entre illettrisme, analphabétisme et français langue étrangère (FLE). Dans la première situation, les personnes sont allées à l’école et ont été scolarisées en langue française, dans les deux autres, non. Les personnes en situation d’illettrisme n’ont pas acquis le socle de compétences de base et c’est ce qui va les mettre en difficulté.
Pouvez-vous préciser ?
Lire, écrire, compter et se repérer dans l’espace-temps leur pose des difficultés. Il faut aujourd’hui ajouter à cela un manque de compétences numériques de base. Leur grande difficulté, c’est l’autonomie, et en même temps, ce sont des personnes qui sont plutôt bien insérées dans la société.
Des exemples de difficultés ?
Dans une situation d’illettrisme, je ne peux pas faire un chèque ou un simple courrier, un mail. Je ne peux pas me déplacer seul dans un endroit que je ne connais pas. Je ne peux pas faire ma déclaration d’impôts, mes demandes à la CAF. Je renonce à mon parcours de soins, car je ne peux pas prendre de rendez-vous en ligne.
Pourtant, vous disiez que ces personnes sont plutôt bien insérées dans la société…
Effectivement. Elles mettent en place des stratégies de contournement. Par exemple, c’est une personne dans la rue qui va vous demander de l’aide pour son chemin, car sur son papier, c’est écrit trop petit. Elle va aussi avoir oublié ses lunettes et demande donc à un collègue de lire à sa place. Elle va ranger tous les bidons de nettoyage toujours dans le même ordre… J’ai aussi rencontré le cas d’un représentant syndical. Sa mémoire était excellente. Dès qu’il rentrait chez lui après les réunions, il dictait tout à sa fille. Le lendemain, il présentait un parfait compte rendu.
Comment repérer alors ces publics ?
Il faut être attentif à toutes ces petites ruses. C’est aussi pour cela que la sensibilisation est importante. Ainsi, on peut espérer que le public demande directement de l’aide à son conseiller Pôle emploi ou en Mission locale, à son manager, son formateur… Mais souvent, il n’ose pas, on doit alors se positionner dans une démarche d’aller-vers et s’outiller.
Qui sont les personnes touchées par l’illettrisme ?
Les personnes touchées par l’illettrisme sont des personnes qui ne disent pas leurs difficultés. Elles en ont honte. L’illettrisme est un sujet tabou à une époque où l’instruction est obligatoire pour tous les enfants, français et étrangers, à partir de trois ans et jusqu’à l’âge de seize ans.
Quelques chiffres ?
Généralement, ces personnes sont très bien insérées dans la société : 51 % d’entre elles travaillent. Dix pour cent des demandeurs d’emploi sont en situation d’illettrisme et ce sont aussi 20 % des bénéficiaires du RSA. Je précise que les chiffres de la dernière enquête datent de 2011. La nouvelle enquête de l’Insee sera publiée début 2024.
Y a-t-il une différence hommes-femmes ?
Oui, 60,5 % sont des hommes. Par ailleurs, 50 % des personnes concernées ont plus de 45 ans.
C’est une moyenne d’âge assez élevée ?
Oui. Il faut savoir qu’avec l’âge, le socle de compétences de base se fragilise.
Quid des plus jeunes ?
À ce niveau, ce sont les Journées défense et citoyenneté (JDC) qui vont nous permettre de recenser les jeunes en « difficultés sévères » qui sont les véritables élèves en situation d’illettrisme. En 2022, 4,9 % des jeunes reçus à la JDC pouvaient être considérés comme étant en situation d’illettrisme. Par conséquent, même si la région affiche une bonne réussite scolaire, nous sommes aussi très concernés par ce sujet.
Qu’est-ce qui est mis en œuvre pour lutter contre l’illettrisme ?
Il existe deux outils de diagnostic. La plateforme Evacob est un outil de diagnostic et de pré-positionnement proposé par l’ANLCI. Elle permet à des organismes de formation d’évaluer la nécessité d’une formation et de les orienter vers la formation adaptée. La plateforme Eva s’adresse, quant à elle, à tous les professionnels de l’insertion qui souhaitent évaluer les compétences transversales et l’illettrisme de manière ludique. Ces outils sont accessibles en ligne et gratuits.
Une fois ces diagnostics réalisés, comment agit-on ?
En Bretagne, les personnes en situation d’illettrisme peuvent ensuite être orientées vers le dispositif Prépa clés, financé par la Région et le Pacte. C’est un parcours de remédiation aux compétences de base pour favoriser l’insertion professionnelle, économique, mais aussi citoyenne et sociale. Il s’adresse aux publics en situation d’illettrisme, publics sans qualification et publics jusqu’au niveau de qualification bac ou équivalent, qui ont un projet d’insertion professionnelle ou de maintien dans l’emploi.
Les JNAI participent aussi à lutter contre l’illettrisme…
Tout à fait, ces journées permettent de faire connaître aux personnes concernées et à leurs aidants qu’il y a des acteurs qui peuvent les accompagner. Cet évènement, c’est l’occasion de faire connaître le sujet. Il permet aussi aux professionnels de valoriser leurs actions. Enfin, c’est un moyen pour interpeller les médias. L’an passé, TF1 avait diffusé le film Champion en partenariat avec l’ANLCI. Et nous avions ainsi relayé le numéro vert Illettrisme info service (0800 11 10 35) à une heure de grande écoute.
Qu’est-ce qui est prévu cette année en Bretagne ?
Nous attendons plus de 40 actions en Bretagne. Cela peut être de la sensibilisation auprès des entreprises attributaires des marchés publics, des ateliers dans des médiathèques, des bibliothèques, mais aussi dans des maisons d’arrêt comme à Saint-Brieuc ou Vannes. Il y a aussi des escape game à Lorient ou Quimperlé… Un match de handball… Toutes ces actions sont à retrouver sur illettrisme-journees.fr.
Crédit photo vignette : Hélène Pesnelle